Réflexions de Richard Darveau sur l’abolition des barrières commerciales interprovinciales
Le gouvernement de Mark Carney entend combattre toute barrière au commerce entre les provinces, l’un des enjeux identifiés par les manufacturiers qui ont participé à l’enquête menée par Bien fait ici il y a quelques semaines. Le président-directeur général partage ici quelques renseignements de base pour bien comprendre le défi tout en rappelant pourquoi, au fil des décennies, de telles protections avaient été jugées utiles par certains gouvernements provinciaux.
« D’abord, qu’est-ce qu’un obstacle au commerce interprovincial ?
Les barrières interprovinciales désignent les restrictions — réglementaires, fiscales, professionnelles — qui compliquent la circulation des biens, services et travailleurs entre les provinces.
Bien qu’illégales sur papier selon l’article 121 de la Constitution, les tribunaux ont toléré des exceptions considérées comme ayant un objectif légitime de politique publique (cas R v Comeau, 2018).
Le gouvernement Carney a fait du One Canadian Economy Act (projet de loi C‑5) une priorité. Ce texte légal vise à :
- Supprimer toutes les exemptions fédérales du Canadian Free Trade Agreement (CFTA) d’ici juillet 2025.
- Instituer le Free Trade and Labour Mobility in Canada Act, garantissant que tout bien ou service conforme aux exigences d’une province est considéré conforme partout ailleurs. Il prévoit également la reconnaissance mutuelle des autorisations professionnelles.
Mark Carney estime que l’abolition de ces barrières internes pourrait :
- réduire les coûts commerciaux jusqu’à 15 % et stimuler la croissance du PIB de 4 à 8 %;
- renforcer l’économie face à l’incertitude mondiale, en particulier due aux tensions extérieures;
- libérer les échanges de biens tels que l’alcool, les produits alimentaires, les services, le domaine professionnel — favorisant notamment la mobilité des travailleurs et le commerce en ligne.
Si le volet fédéral du CFTA est supprimé, de nombreux obstacles demeurent au niveau provincial : normes distinctes, exigences supplémentaires, reconnaissance limitée des qualifications. Plusieurs provinces (Nouvelle‑Écosse, Québec, Ontario) ont adopté leurs propres lois pour appuyer cette harmonisation régionale.
Des syndicats (comme CUPE) et des groupes autochtones dénoncent le projet C‑5 pour ses risques potentiels sur les normes du travail, l’environnement et les droits ancestraux.
Le projet d’infrastructure associé (Building Canada Act) regroupe des mesures de facilitation constructives, mais suscite des inquiétudes sur l’application du principe de « consultation préalable ».
Même avec l’adoption du projet de loi, des experts soulignent que ce n’est qu’un point de départ : des discussions interprovinciales seront essentielles pour dissiper les anciennes exemptions et abandonner les protections sectorielles.
Pourquoi l’urgence ?
Avec 18 % du PIB issu du commerce interprovincial contre 34 % pour le commerce international, il reste du terrain à rattraper comparé à 1981 (où les deux étaient à 30 %).
L’urgence est accentuée par la volonté de se prémunir contre les perturbations extérieures, particulièrement des États‑Unis, et de renforcer l’autonomie économique.
Par contre, les bénéfices économiques seraient surestimés ou incertains
Certains économistes et observateurs affirment en effet que les gains économiques anticipés — souvent cités comme représentant jusqu’à 4 à 7 % du PIB — manquent de fondement empirique clair, ou reposent sur des modélisations optimistes.
Des voix suggèrent que le commerce interprovincial fonctionne déjà relativement bien pour une majorité d’entreprises, en particulier dans les secteurs manufacturiers et technologiques, grâce à des ententes bilatérales ou sectorielles déjà en place (ex. : l’Accord de libre-échange canadien – ALEC/CFTA).
Des critiques estiment que le bref échéancier empêche une réelle consultation des provinces, des peuples autochtones, des syndicats et des organismes professionnels, allant jusqu’à menacer la paix sociale relative qui règne ici (si l’on se compare avec les Etats-Unis).
Plusieurs voix au Québec, en Colombie-Britannique et en Nouvelle-Écosse dénoncent une recentralisation déguisée des pouvoirs sous couvert d’uniformisation commerciale.
La loi C‑5 impose notamment que tout produit ou service conforme dans une province soit accepté dans les autres, sans marge d’adaptation locale.
Des experts en droit constitutionnel soulignent que cela bouscule le partage des compétences prévu par la Constitution de 1867 et risque d’ouvrir la porte à des litiges entre Ottawa et les provinces.
Est-ce que l’argument de l’urgence masque un projet idéologique ? J’ose poser la question.
Certains analystes politiques avancent que la rhétorique de l’urgence sert surtout une idéologie de déréglementation et de compétitivité à tout prix, compatible avec une vision plus néolibérale du marché unique canadien, mais exposant au risque les produits à vocation culturelle ou plusieurs pans du marché agricole.
Ce projet a l’apparence du bon sens économique, mais cache une volonté d’uniformisation qui dilue les protections régionales acquises.
Quelques exemples :
L’ouverture interprovinciale des marchés publics pourrait forcer les provinces ou municipalités à accepter des soumissionnaires extérieurs ou à justifier leurs critères sociaux ou environnementaux, perçus comme protectionnistes.
Certaines provinces comme le Québec ont des standards stricts de production, d’étiquetage ou de commercialisation (ex. : appellations contrôlées, seuils de production, programmes bio locaux). Il pourrait s’en suivre une dilution des programmes d’appui régionaux, une standardisation au détriment des pratiques locales, une concurrence avec des produits de moindre qualité ou sans valeur ajoutée culturelle.
Le projet prévoit la reconnaissance automatique des certifications professionnelles entre provinces, ce qui peut créer des tensions autour des standards de formation, des heures de pratique ou des exigences linguistiques, notamment chez les électriciens, les ingénieurs et les mécaniciens, ce qui nous touche, mais de manière accentuée du côté des enseignants et du personnel infirmier. À craindre : une pression à la baisse sur la qualité de la formation, des inégalités salariales, des conflits de compétences professionnelles.
La mise en concurrence en édition et en production artistique avec des productions venant de toute province – où les critères peuvent différer, notamment la non protection de contenus francophones – plus commerciaux ou moins francophones, peut apparaître comme un danger pour certains observateurs.
Enfin, et surtout, des fabricants de meubles, de matériaux écologiques, d’articles artisanaux risquent de se retrouver en concurrence avec des fournisseurs industriels plus gros et mieux subventionnés d’autres provinces, d’où de potentielles pertes de parts de marché locales, un nivellement par le bas des prix ou de la qualité, un affaiblissement de la résilience économique régionale.
Les opposants ou sceptiques au projet de loi C‑5 ne contestent pas tous l’idée d’améliorer le commerce interprovincial, mais ils doutent de l’urgence invoquée par le gouvernement Carney. Ils réclament donc plus de temps, de dialogue et de preuves. Ils invoquent des risques pour le fédéralisme, les droits sociaux, et les compétences locales. Ils soulignent qu’une approche collaborative et progressive serait préférable à une imposition législative rapide.
D’autant que l’oncle Sam actuel altère ses menaces continuellement et que le risque d’invasion armée sur notre territoire est assez nul!